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    MANUEL GIRÓN
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    Ecrous et vis
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    J’étais assis sur la cuvette des toilettes, expulsant des matières superflues, quand un son presque métallique interrompit pendant un bref instant mes habituelles réflexions matutinales. Le téléphone sonna, je tirai la chasse d’eau et j’allai répondre.
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    Deux heures plus tard je retournai dans les toilettes pour uriner et je trouvai dans le fond de la cuvette un petit écrou qui s’avérait être d’acier inoxydable et qui me fit me demander comment il était arrivé  jusque là.
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    Une semaine plus tard j’entendis à nouveau le même bruit et cette fois je laissai immédiatement l’eau couler. A ma grande surprise dans le fond de la cuvette il y avait une petite vis d’acier inoxydable. Tout mon corps fut en alerte. Que se passait-il ? Pourquoi j’étais en train d’expulser, parmi mes matières superflues, des écrous et des vis comme si j’étais un robot ?
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    J’appelai l’hôpital et demandai un rendez-vous le plus tôt possible car j’avais l’impression de me désarmer avant mes soixante ans et de courir le danger de ne pas arriver à la retraite.
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    - Donnez-moi un rendez-vous pour demain, criai-je à la réceptionniste ou j’appelle un mécanicien.
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    -  Ne vous faites pas de soucis, me dit le médecin. Tout est en ordre. Quelques parties de notre corps, avec le temps, sont comme les voitures, elles ont du jeu et finissent par lâcher mais dans votre cas il n’y a pas à avoir peur.
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    -  Comment ça, il n’y a pas à avoir peur ? Et l’écrou et la vis que j’ai trouvés dans mes toilettes ? Ils sont seulement le fruit de mon imagination ? Dites-moi pourquoi je suis un robot ?
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    Le médecin prit son carnet d’ordonnances et écrivit quelque chose. Il enleva ses lunettes et se mit à les nettoyer tranquillement. Puis il s’installa dans son fauteuil de cuir couleur café brûlé comme s’il se disposait à dormir et de cette position commode me dit :
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    -  Il y a plusieurs années, d’après votre dossier médical, vous avez eu un grave accident de voiture.
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    Vous conduisiez à grande vitesse en sens contraire du flux normal des autres voitures et vous avez percuté de plein fouet un camion de marchandises. Après l’accident, votre véhicule ressemblait à une boite de sardines aplatie par un rouleau compresseur. Vous avez survécu miraculeusement et vous avez perdu conscience pendant plus d’un an, c’est dire que vous étiez dans un coma grave. Quand vous avez quitté l’hôpital vous ne vous souveniez de rien, ni de qui vous étiez, ni de l’accident. Le médecin de la Sécurité sociale vous a fait entrer dans une résidence psychiatrique car il semblait que pour vous il n’y avait aucun remède.
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    Et un jour banal, insignifiant, vous avez eu une bribe de souvenir et vous vous êtes rendu compte que quelque chose n’allait pas bien.
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    -  Les écrous ! dis-je.
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    - Non, laissez-moi finir, s’il vous plaît, dit le praticien.
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    Bon, vous vous souvenez que dans votre contrat d’assurance il était stipulé que si quelque chose vous arrivait, sauf accident mortel, l’assureur s’engageait à vous reconstruire, pièce par pièce, en l’état précédant votre fait divers automobile. 
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    Inutile de décrire minutieusement le gribouillage humain que vous étiez devenu. L’assureur décida alors,  de vous envoyer à Houston où une équipe de médecins chercheurs venus pratiquement du monde entier tenta de vous reconstituer tel que vous étiez avant votre infortune. 
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    Je dois admettre que le travail effectué est presque parfait car, comme vous pouvez l’imaginer, vous reconstruire était une mission impossible. Le travail fut comparable à celui d’un artiste face à une sculpture de grandes dimensions. Neuf mois de touches et de retouches finirent par produire un miracle de technologie de pointe. De la tête jusqu’aux ongles des doigts de pieds vous êtes…….comment dire……..l’homme nouveau. L’homme de demain qui vivra plus de cent ans ou pardonnez-moi mon audace, jusqu’à deux cents ans car tout en vous est réparable et avec un bon entretien….. la vie peut être bien plus longue.
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    -  Alors, docteur, je ne suis qu’écrous et vis ? 
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    -  Non, non, on ne peut pas assurer que tout soit ainsi. La vie est pleine de nuances que malheureusement beaucoup ne voient pas : ils limitent leur vision au blanc et noir. Des couleurs contraires pour beaucoup, complémentaires pour quelques uns. Vous êtes un produit hybride né de la nature et de la haute technologie.
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    -  Un Frankenstein moderne, vous voulez dire. Un robot fait à l’image de l’homme  de la genèse qui mangea la pomme sans demander la permission au patron ? 
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    -  Non, vous n’êtes ni l’un ni l’autre, vous êtes quelque chose de spécial. Je dirais que vous êtes l’homme dont toutes les utopies politiques et sociales ont rêvé L’homme qui pourra être aplati mais pas anéanti. Celui qui comme le Phénix pourra renaître de ses cendres et voler à la recherche du feu des dieux.
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    Vous n’êtes pas seulement des écrous et des vis, mon cher ami, vous êtes l’espérance faite réalité.
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    Manuel Girón, 2008
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